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Ce matin-là, il avait aperçu la révolution en écarquillant les yeux et les draps. Elle était là, au bout de la nuit, debout, avec son reflet de vivant, surfant sur l’onde fumante du café picheloor. Elle consumait le clope et s’embrouilla dans la brume épaisse d’après-taffe qui enchevêtrait son visage comme des racines ou comme un serpent. Plutôt comme un serpent autour des racines d’un vieil arbre qui penche. Car il est vieux, cet homme.

Et puisque le temps dérange la mémoire, il oublia dans l’instant et enfouit dans ses petits yeux nuits blanches, noirs et grands comme soir, ouverts, l’image d’un chaos désiré.

Le pied, au parquet, dévora la lumière. Sa bouche, fraise et sèche, embrassa le demain qui n’était déjà plus qu’à peine moins que rien.

Le jour avait grandi comme mue chaque jour

L’insolence de l’aube lui joua, comme hier, son même tour.

Il se rasa la tête pour rien. Il était le même homme, le même vieil homme aux racines étouffés par les serpents des veilles et, sous le piquant de l’air frais qui ne scalpait plus rien, il regretta ses cheveux, au sol, quelle sottise. Coupable, d’une poignée lente et tremblante, il les ramassa après les avoir regroupé en une touffe qu’il remit sur son crâne et sur cette cicatrice, tout en haut, qu’il tenait d’un accident de forceps.

 

La femme se réveilla dans la chambre voisine. Ce qu’elle est belle, la femme. Elle mériterait, pensait-il chaque matin en la regardant nue et glacée traverser le salon en protégeant ses seins jusqu’à la salle de bain, un jeune amant fougueux, sans esprit que passion. Puis elle sortit de la salle de bain avec la nonchalance des sorties de lit léthargiques, un pagne africain vert et orange qui l’enroulait largement, et les premiers mots lui vinrent:

« - Qu’est-ce que t’as foutu ? Pourquoi tu t’es rasé la tête ?

Ses yeux étaient fixés sur cette touffe sans forme, au sommet de son crâne, qui se décontenançait au moindre mouvement, de la gorgée subite de café à la taffe longue et obstinée. Les cheveux, un par un ou par mèches, étaient des feuilles d’automnes.

« - Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me suis levé. J’ai fait le jus et, de la même manière que j’ai saisi ma tasse dans le placard, j’ai pris la tondeuse et voilà.

« - Tu es cinglé, mon amour.

« - Ne m’appelle pas mon amour.

« - Tu es cinglé, mon amour.

Elle se dirigea vers la cuisine et s’accroupit devant une petite armoire dans laquelle elle fouilla d’une main, réajustant sans cesse avec l’autre ce pagne qui glissait sur la moiteur invisible de son corps. On aurait mis la brillance de sa peau sur le compte d’une lumière dont on veut ignorer la source.

« - Merde et merde ! On trouve rien, ici. Il est où ce truc ?

Elle finit par sortir un appareil blanc, pas bien gros, sans prise, et schplic, le son de l’électrique s’approcha des oreilles qui n’avaient jamais parues si décollées depuis le temps des poux à la petite école et aspira, à même son crâne réchauffé par l‘engin, tous ses cheveux morts.

Schplic, sa bêtise était dans la boîte désormais. On oubliera bientôt sa longue crinière d’argent, tissu ostentatoire de ses révoltes, rasée à fleur de peau comme on coupe les têtes d’une révolution.

Elle prit la tasse de la main immobile du vieil homme avec un sourire penché sur sa tonte, un sourire qu’il décrypta comme un « t’es beau quand même !», vestiges d’un narcissisme sombré dans l‘âge, ou peut-être comme un « je t’aime quand même ! » mais il n’en voulait pas.

Dans la tasse, les lèvres-café de la demoiselle devinrent une grimace allongée, sa bouche une marionnette à fil et le fil, un de ses cheveux d’argent que le café avait teint. Beurk.

« - Je vais me chauffer du lait plutôt. Il est trop poilu ton café.

Quand elle buvait son lait chaud, elle devenait encore, à ses yeux, plus gamin, avec ce nez blanc de la trempée et son petit air de clown malicieux qui feint d’ignorer son charme, le charme des belles natures, de ses natures joyeuses comme des folies douces.

« - Maintenant tu vas partir …

La voix du vieil homme avait le ton faux de la neutralité. Avec la même chanson, il aurait entonné: « y a eu un accident sur la route » ou « les américains ont quitté l’Irak » ou « il est huit heures du matin ».

« - … et tu ne vas plus jamais revenir.

Alors le visage tendre et clown de la jeune fille s’effondra dans le silence et dans une pâleur malade. Elle ne pleura pas, malgré la peine. Elle ne rétorqua pas, malgré la colère. Elle rien. Elle était soudain vide de tout ce qui fait l’humain. Elle était une tasse, une tondeuse, un pagne, un aspirateur et son reflet dans le picheloor, hachuré par d’autres cheveux qui flottaient encore, se laissa bercer par la beauté de cette tristesse retenue. Elle sortit de la tasse et retourna dans la salle de bain sans fermer la porte. Il la regardait. Elle laissa glisser le tissu africain et ses motifs psychédéliques à ses pieds et entra dans la douche, sans un regard vers le passé.                                 

LE CHEVEUX

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