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romances & bouts d'histoires

crépuscule du presque lui

CRÉPUSCULE DU PRESQUE LUI

CHAPITRE UN

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               Il remuait la tête de gauche à droite au rythme de la musique lancinante qui sortait du poste, une mélodie qui se promène, qui sent l’errance, calmement. Sa bagnole était toute en bordel, sa maison. Le cendrier vomissait ses cendres à mesure que les mégots persistaient à s’y engouffrer. Un de plus maintenant, et quand le carreau s’ouvrit, le nuage de fumée s’estompa dans l’air frais.

Pour parler de son nouveau plan, Felipe lui avait dit: « Le gars est un peu rustre. Sa femme est gentille mais un peu conne. En tout cas, il paye et il paye bien. Je viens de finir la charpente. Il cherche un gars qui connaît la plomberie, l’électricité, et les petites finitions pratiques. C’est le trou du cul du monde mais t’es nourri, logé, plutôt bien nourri d’ailleurs… Je lui ai parlé de toi. Il m’a dit « qu’il m’appelle, on verra bien ! »

Alors il l’avait appelé, ils avaient bien vu, et le voilà en route, presque arrivé.

Cette façon de vivre, de petits plans en petits plans, avec sa vieille caisse qui risquait de céder à tout moment et qu’il tenait comme un escargot n’a que sa coquille, était sa manière à lui de fuir la petite routine désespérante des sédentaires, ceux-là qui vont chercher le courrier le matin et consulte les prospectus sur la table à manger, ceux-là qui n’ont de nouvelles que de l’État qui se plaît à leur rappeler qu’il est là pour eux et qu’ils sont là pour lui, ou de l’Edf qui leur doit plus que la lumière et à qui il doive plus que la lumière, ou de ci ou de ça.

Lui n’ avait pas de nouvelles et n’en donnait pas.

A personne.

Il avait vécu tout pareil, la femme, l’enfant, la maison, le travail. Et badaboum, tout s’était écroulé un matin de juillet, un gendarme qui frappe à la porte, l’air désolé, malhabile, à lui parler de la marque de la voiture que conduisait sa femme, de son itinéraire à amener sa petite fille, Abigaëlle, à la danse. Mais lui, dès que la voiture de la gendarmerie s’était garée devant leur porte, savait déjà. Pourquoi viendraient-ils, sinon, ils n’avaient rien à se reprocher, ils vivaient tranquilles, tous les trois, la vie tranquille des gens tranquilles. Ça tient à rien, la tranquillité. Il était arrivé quelque chose et il n’écoutait plus le fonctionnaire à casquette dans sa tâche la plus ingrate, il était ailleurs, imaginait, imaginait la mort déjà, et sa petite fille, il ne pleurait pas. Sur le coup la petite fille, la maman aux urgences mais l’urgence n’avait pas servi, c’était déjà trop tard.

Paperasse, sèche mes larmes !

Broie le néant à coup de transactions, les comptes à faire, les cercueils à commander.

A sa mère, à sa belle-famille, omniprésente pour s’occuper de toutes ces merdes afin de le laisser se vider, il avait dit va-t-en et lui-même s’était chargé de l’administratif, du notarial, du financier, ces mots qui résonnent comme le son des églises à l’heure de l’enterrement; et les discours d’usage sur les legs, les successions étaient comme les monologues du curé qui ne servaient à rien qu’à consoler par l’absurde, à l‘endroit où le bon fonctionnement de ces choses mêlait la divinité et le formel. La religion catholique n’a pas plus de respect pour la mort que l‘institution publique, tout ça n‘est alors qu‘un robot mécanique, téléguidé par des rituels morbides auxquels il ne tenait pas particulièrement. Mais il était si absent qu’il disait oui par distraction, il disait oui aux gens qui pleuraient, qui le prenaient dans ses bras et qui n’y serraient rien d’autre qu’un corps vide juste bon à dire: « oui » ou « comme vous voulez ! » et il agissait comme un fantôme et allait, sans réfléchir, dans la direction des corps que l’entourage portait.

Le soir de l’enterrement, la vision des deux corps mis en bière lui revint dans l’alcool; et dans sa tête, la nuit, tandis qu’un océan retenait ses paupières, il défonçait à coup de poing les cercueils pour donner un baiser sur le front de sa fille qui chuchotait « Papa, tu peux laisser la lumière » et pour baiser sa femme comme ne le font plus les couples de leurs âges. Elle s’était réveillée dans son insomnie et le griffait à coup de « ne me laisse pas » avec l’angélisme de son adolescence.

Elle s’était réveillée encore dans le sexe avec le visage d’autres femmes. Il lui fallait baiser. Baiser pour se sauver. Pour sentir cette putain de vie dans son cœur. Et il sortait, soiffard, à chaque tombée de la nuit , et il se mettait minable, il se faisait sucer dans les rades sordides, il bouffait de la chatte dans des appartements qu’ils ne connaissait plus au matin, il enculait à faire mal, il se remplissait les nasaux de coke de merde achetée à prix réduits dans les halls d’immeubles, il voulait sentir son cœur battre comme deux mille mains noires sur deux mille djembés, il voulait le corps en mouvement, sans cause sans conséquence, façon étoile filante qui se perd dans le ciel, juste être l’instant qui défile et oublier qu’il a défilé pendant sa succession.

Et puis, Felipe, un peu son frère, carrément son frère, lui a foutu quelques claques dans la gueule, il eut mal, il pleura toutes les bouteilles qu’il s’était enfilée; c’étaient des grosses claques de frère qui frappaient d’amour, de colère, des cognes au cœur qui rendaient celui-ci rouge comme le cul d’un gamin après la fessée. Un gamin qui aurait inquiété tout le monde, qui aurait manqué de se faire écraser par un bus en courant après une bille, un gamin qu’on engueulerait dans la rue avant de le serrer dans ses bras parce qu’au final, il est vivant.

A droite à gauche, on s’amouracha de lui. Cette tristesse désespérée l’avait rendu silencieux et beau. Il y avait à cette époque les ténèbres au fond de ses pupilles et il dut leur expliquer, à toutes, à toutes ces amours délicieuses, qu’il ne cherchait en elles que la tendresse délicate des mortels. Il avait aimé profondément ces femmes, de leur regards à leur chairs, de leurs mots à chacun de leurs mouvements, dans leur différence à consoler la vie, il les avait aimé et il les aimait encore de sentiments qui planait au-dessus de tout ce bordel d’ici-bas. A mettre des mots dans leurs oreilles, à leur dire en pleurant des sourires, combien elles étaient magnifiques, combien elles avaient été ces nuages blancs où on peut coucher nos regards en y cherchant des formes pendant des heures et des heures et s’y sentir bien, combien et plus que combien tellement le mot combien est numérique et laid; et plus que comment et plus que pourquoi; et dans un dernier baiser, il dit adieu dans lequel ses lèvres avaient le goût d’un « je t’aime » d’enfant décidé à grandir.

Il avait tout vendu.

Il n’avait gardé, de sa vie de famille, qu’une photo. Ils sont à trois, à table. La petite Abigaëlle souffle sur ses cinq bougies, assise sur les genoux de son papa à l’époque d’une longue barbe et d’une crinière raide qui coule dans les verres; et la maman, toute proche, la bouche ouverte d’un si gros rire qu’il en résonne encore, regarde les petites flammes tremblotaient sous les lèvres rouges et sorties de l’enfant.

Il lui fallait prendre un petit chemin de terre que bordent de gigantesques peupliers. Tout comme Felipe lui avait indiqué. Sa vieille solara grise s’y embusqua et tremblait à mesure des cahots du sol. Il avait beaucoup plu ces derniers temps et la boue giclait sur la bagnole.

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