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romances & bouts d'histoires

-Mais de qui parlez-vous, monsieur ?

-Du soleil, tête de gland ! répondit crument Ravach, avachi sur le comptoir, au barman qui ne s’inquiétait pas de l’état d’ébriété avancée des deux comparses. Procrastin ne quittait pas le flipper car de toute évidence, il tenait debout grâce à lui, tandis que Ravach le menton sur le dos de la main, sa paume sur le zinc dégueulasse et gluant où quelques shooters de vodka sang de taureau s’étaient renversés, s’excusait de l’insulte auprès du barman. Les shooters avaient généralement le don de se vider tout seul mais, individuellement, se plaisaient parfois à simuler qu’ils étaient trois, voire quatre, pour tromper l’œil de leur prédateur, lequel en attrapant un de leurs spectres, faisait immanquablement le strike des trois autres. Oh ! pousuivit Ravach, tu m’écoutes ou bien…

-Wé wé, le rassura-t-il, nonchalamment, en saisissant une éponge qu’il frictionna sur la paroi intérieure d’un verre à vin dont le merlot à deux sous avait fait la teinture mauve.

-Remets m’en huit pendant que tu m’écoutes, quatre pour l’autre triple buse qui m’a roulé dans la farine en me faisant croire que t’avais un tatouage sur la hanche et une longue chevelure violette… Et quatre pour bibi ! Triple Buse ! renchérit-il à Procrastin qui se prenait pour la boule en répétant tilt tilt tilt. Tu vois, mon pépère, le soleil… Revenons-en… Il paraît que la nuit, l’insomnie le prend en grippe alors il gambade, il sait pas quoi faire alors il gambade, il roule, il roule toute la nuit sans même s’arrêter ici, chez cette rapace de Madame Globbs, pour déféquer… (Il se marra un instant en appuyant de nouveau sur le mot rapace.) Tu ne l’as jamais vu, n’est-ce pas, le soleil ? Jamais il ne ferme l’œil… Mais au fait, il est où ton p’tit chien ? prospecta-t-il enfin, le regard vers le parterre de mosaïques que quelques racines d’arbre explosaient. Pilou ! Pilou pilou !

Il se résolut que le chien n’existait pas non plus en saisissant les adéquates trois centilitres de sa boisson tapageuse et trinqua avec un des trois verres fantomatiques de Procrastin en l’insultant encore. Le barman, quant à lui, se décidait à faire la conversation :

-Moi, j’suis insomniaque aussi, vous savez. Et bah, c’est dur. Bon je m’endors un peu dans le canapé sur les coups de six heures mais à huit heures, c’est reparti, j’ai les mômes qui viennent me sauter dessus. Papa ! Papa ! gesticula-t-il soudain des bras en prenant des petites voix criardes, y a plus de confiture « bonne-maman » dans le placard ! Alors je leur fabrique de la pâte à tartiner avec du lait, du beurre, et du poulain.

Procrastin sortit du flipper, laissant sa boule filer dans le trou, et l’interrompit :

- Tu voudras bien me noter la recette, m’sieur !

Le barman hocha la mâchoire rapidement et reprit :

- Du coup, ils sont contents et moi, bah, suis levé. Vous trouvez pas que j’ai une sale gueule ?

-Si, hoqueta Ravach. On dirait un peu un zombie.

-Ah, je ferais pas de vieux os, ça, c’est sûr ! Et puis ce boulot, là, il me tue à petits feux…

-C’est toujours des flammes ! précisa Ravach qui fit tournoyait son doigt au-dessus des verres vides en guise asséchée de message.

-De sacrées flammes, oui ! Les flammes de l’enfer !

-Il paraît qu’on y prend son pied, en enfer… qu’il rétorqua, optimiste.

-Ah, je le prends, ça c’est sûr ! Je rigole bien. Y a de jolies femmes des fois. Regardez celle-là. Je lui grifferai bien les fesses à celle-là… Elle vient tous les soirs. Elle boit toujours le même cocktail dont elle m’a appris la recette. J’ai goûté… C’est dégueulasse… Et c’est du costaud ! Pis moi aussi, je bois le coup. Discret parce que madame Globbs, elle veut pas. Elle m’a déjà remonté les bretelles par deux fois…

-Vous avez une ceinture…

-Pourquoi vous me dites ça ?

-Pour rien, c’était de l’humour, se justifia Ravach, sans effet qu’un mouvement rotatif des yeux du barman signifiant qu’il n’avait pas compris.

Ravach se redressa et faillit perdre l’équilibre qu’il retrouva, les bras et le buste tendus vers le bar comme un politicien derrière son podium. Il corrigea son timbre de voix bringuebalant en scrutant plus attentivement la fraîche donzelle fraîchement évoquée. Il feignait convenablement la sobriété même si la bougresse avait dû remarquer, de la banquette aux motifs cactus où elle était placée, qu’il avait manqué à plusieurs reprises d’étaler tous son long sur les racines. Comme il savait l’importance de posséder, surtout aux yeux des femmes, il offrit au barman l’opportunité de prendre un verre, manière de froisser Madame Globbs malgré son absence (elle était à la caisse de la pompe à essence en train de faire, défaire et refaire des liasses.) Le barman accepta avec plaisir et, après qu’il s’eut épaulé de son indétachable torchon taché, ne se remplit qu’un seul verre, ce qui semblait beaucoup aux yeux multiplicateurs de Ravach qui doutait d’avoir assez d’argent. Ils trinquèrent de bon cœur et le barman se baptisa à la vodka du nom de Paul en précisant que c’était le nom d’un apôtre et que, pour cette raison, tout le monde l’appelait Popolo.

-Et vous ?

Tandis que Ravach baignait sa langue dans sa gorgée et s’apprêtait à se présenter à son tour, une douche irréelle de lumière bleue éclaira soudainement les banquettes aux cactus et, comme un modèle pour le peintre, la demoiselle, auparavant montrée de la griffe et du regard gourmand de Popolo, décroisa ses longues jambes pâles et fines sous sa jupette flottante et, le regard pétillant au fond de son verre, s’appropria la question à la manière d’un « j’existe » :

- Je m’appelle Lala. C’est pas un prénom ! qu’ils disaient les camarades. Bah si, connard, puisque c’est le mien. Il m'a été donné par une enfant, elle a tapoté deux fois du doigt sur un piano
et je suis née. Je m'appelle Lala Je suis né de Buster Keaton et d’une tribu indienne qu’on aurait arrachée à sa terre et à l’alcohol. Mais c’est fini tout ça. Tout ça, la soif, la tribu et l’amour du lopin, les regrets du sol. Je suis bulle désormais. Je retrouve mon âge, l'âge qu'on ne m'a jamais donné, même quand j'ai supplié, même lorsque les étoiles me regardaient, du sommet de l'obscur, comme une enfant chérie, et qu'elles pointaient, se pointaient dans mes yeux en ponctuant mes rires et mes je veux.

Et la douche irréelle de lumière bleue s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue replongeant la donzelle dans son obscurité reculée. Elle recroisa les jambes, rembobinant tels quels les instants écoulés. Popolo et Ravach se regardèrent, béats, « comme des cons » pourrait-on dire. Popolo essuya ce monologue égaré du même coup de torchon que subissaient ses verres au vin incrusté. Pour rompre le silence qu’elle avait installé aussi confortablement que ses fesses, imaginées avenantes et soyeuses par Ravach, sur les banquettes, Popolo lança, en le hélant ( Eh, le dauphin, là ! ) un jeton pour juke-box à Procrastin, le bassin frappant toujours, et de quelle manière obscène !, le flipper qui, autant que lui, ne tiltait plus rien. Ainsi Procrastin n’avait-il rien suivi de l’entrée dans leur histoire d’un nouveau personnage. Le jeton transperça un nuage de fumée et, à son lieu de destination, Procrastin, sans réflexe, le smatcha au lieu de l’attraper. Ravach et Popolo suivirent, au ralenti, la nouvelle trajectoire de la piécette en plastique, qui atterrit quelques très longues secondes plus tard, dans le verre de Lala, où il coula lentement en redonnant au temps sa vitesse normale.

- Mais quel nigaud ! sourit Ravach qui ne s’étonnait plus de la maladresse de son comparse. Il trouva cependant satisfaction de ne pas avoir à chercher de technique d’approche. Popolo, lui, était tout bêtement scotché par la destinée du jeton et sa bouche était encore ouverte. Si bée et si bien qu’une mouche à tête bleue affamée en profita pour la visiter sans vouloir y résider plus longtemps et sans qu’il s’en soit rendu compte.

Procrastin eut un sourire fier et cela le décrocha enfin de son joujou. Il mima même le basketteur triomphant sautillant sur place devant le panneau où trois points s’ajoutaient, ses bras pliés aux poings serrés racontant la victoire mieux que quelconque commentaire. Il s’en alla ramasser la baballe, peut-être même pour jouer encore, quand Ravach siffla la fin de la partie en passant, aux yeux de Procrastin, une main menaçante et tranchante devant son propre cou.

La jolie Lala étouffa un petit rire charmant, la main devant la bouche. Ravach se leva et avança, en trébuchant, sans chute, sa claquette restée empêtrée dans la plus grosse des racines. Il parvint, un pied nu, aux banquettes épineuses et, rougissant, lança un bonsûr peu soir de lui.

-Excusez mademoiselle, sans vouloir vous déranger, le ballon euh… (Plus loin, Procrastin éclata de rire et se tut au « tssss ! » de Popolo.) … le jeton du juke-box est malencontreusement… (Elle posa ses lèvres rouges sur la paille de son verre et il eut dans son cœur une projection de ce plan en insert comme si ce baiser s’était posé sur sa poitrine. Elle aspira une grande gorgée de son cocktail maison tandis qu’il se mit à bégayer.) Tonton Bébé, tombé dans votre…

Il montra du doigt le fond du verre où il s’imagina sitôt être lui-même le jeton caressé par ses aspirations. Il en eut une soudaine érection. Lala retira ses lèvres de la paille, retira la paille du verre qu’elle tendit à Ravach.

-Je ne vais pas plonger mes doigts aussi gluants que le zinc dans votre cocktail, mademoiselle.

-Comment fait-on alors ?

En un instant, Proscatin déboula, soif en avant. Il n’avait rien bu depuis le début de sa longue partie de flip et il vit, en la question de Lala, l’occasion de montrer à Ravach, qui le rabaissait toujours, qu’il en avait dans le ciboulot. Il ingurgita la boisson cul sec en s’engorgeant également, le but de la goulée oublié, le jeton désiré.

-Triple buse, le jeton ! Il ne fallait pas l’avaler, le jeton !

Procrastin se mit soudain à se plier, à tousser, se mit à genoux en se tapotant le torse comme un célèbre homme de la jungle.

- Mais il étouffe, ce con ! constata, sans bouger de son bar, Popolo alors que cela faisait rigoler Lala à n’en plus pouvoir s’arrêter.

- Ne riez pas, mademoiselle ! se tourna Ravach, accroupi aux côtés de Procrastin, tout rouge, c’est tout de même mon seul comparse !

Mais cela ne sut arrêter ses esclaffes. Au contraire, elle se pliait à son tour sur la banquette et rougissait tout autant. Popolo, comme un panda qu’on dérange à sa sieste, arriva lentement, bali-ballot, releva d’une traite le loustic agonisant et, s’installant derrière lui, lui fit subir une telle contraction des poumons que le jeton se projeta de nouveau, comme si chacun avait déjà vécu la scène dont le ralenti reprit, aux yeux de chacun, jusqu’à sa retombée. Classique. Par terre.

« -Ta soif te tuera, triple buse ! conclut Ravach en ramassant le jeton. Et sa claquette par la même occasion. Lala et Procastin reprirent chacun leur souffle.

-Ça va mieux ? cracha-t-elle.

-Oui. inspira-t-il. Et vous ?

-Aussi. expira-t-elle.

- Je tenais quand même à vous dire que votre cocktail est vraiment dégueulasse ! Et costaud ! N’est-ce pas ce que la vieille Globbs utilise pour déboucher ses chiottes ?

Jaloux d’une conversation dont il se sentit exclu, Ravach se dirigea vers le Juke-Box et programma une country-blues qui lui rappela soudain sa course à l’horizon et, vodka sang de taureau aidant, la musique l’attrista et le ramena au bar en laissant Procrastin avec la donzelle qui riait de nouveau de ses conneries et grimaces naturelles.

- Procrastin ! s’endiabla-t-il, désireux d’en découdre avec son ivresse moribonde. Je rentre au foyer. Que fais-tu ? Dois-je te ramener chez ta mère ?

- M’enfin, répliqua le loustic, nous venons d’arriver !

- Et de faire connaissance ! ajouta Lala, guillerette, en laissant le temps à Ravach de s’imbiber d’un peu plus rancune et de la maquiller d’une gentillesse hypocrite :

- Ecoute, mon petit coco (sourire), t’es bien gentil (sourire) mais il est, à l’horloge aux aiguilles plaquées simili-or de madame Globbs, trois heures vingt-deux exactement (sourire). Nous sommes arrivés, mon cher (sourire), à l’horloge de ma montre, à dix-neuf heures trente-neuf quasi exactement (sourire). En l’occurrence, cela fait, si je ne m’abuse…

Popolo (qui, avec ses enfants, ne ratait jamais la diffusion Des chiffres et des Lettres) : Sept heures quarante-trois minutes (sourire).

- Merci. Popolo. Et voilà que môssieur Procrastin estime (sourire) que nous venons d’arriver !

S’ensuivit l’illustre tempête, d’après le calme. Ravach l’inaugura sans surprise par un bruit de tonnerre en forme de « bordel de merde à cul ! » et le conclut, comme chacune de ses nuits de beuverie, par une pluie torrentielle de larmes que seuls les yeux arc-en-ciel d’une jolie donzelle pouvait interrompre.

Raté ! Le brouhaha de la buvette avait réveillé Madame Globbs qui ni n’était jolie donzelle, ni n’avait d’arc en ciel dans le regard. Celui-ci abritait plutôt un nuage de napalm ou un champignon nucléaire. La sorcière s’était endormie en prenant ses liasses pour des moutons et un grand méchant loup s’était, par gourmandise, faufilé dans sa cabine de caisse pour se nourrir un peu. Ce qui l’avait forcément faite lever de son fauteuil à tournico du pied gauche, ou du moins de ce qu’il en reste puisqu’il était la raison de sa canne. Sa canne dont la crosse d’ivoire sculptée en forme de sapin était cantonalement reconnue à l’unanimité par les deux seuls spécialistes en crosse d’ivoire du canton.

- Que se passe-t-il ici ? grommela-t-elle de sa voix nasillarde en progressant, boiteuse et bossue, couverte du peignoir de nuit de son quatrième et dernier mari. Pour l’anecdote, celui-ci, adhérent au club adultérin du village, avait été retrouvé pendu par les couilles dans une chambre de l’Hôtel des Neuf Pintades dans la ville voisine. Jamais le rapprochement entre Madame Globbs et ce suicide ( comme ainsi délibéré par le Juge Brigaraud, chargé du dossier) n’avait été établi. Et même si la ragoterie avait répandu que le pendu avait d’abord été tué avec la crosse en ivoire d’une canne et que ses plaies insinuaient l’attaque d’une pinède avant même qu’on ne lui attache les testicules, Madame Globbs, en tant qu’actionnaire principale de la ragoterie, avait su faire taire ce bruit en faisant diversion: désormais, on ne parlait que du fait que Globbs corrompait les ragoteurs.

Tout le village lui reconnaissait un évident talent de politicienne.

- Tiens… poursuivit-elle dans sa marche flottante de fantôme. Le peignoir trop grand à l’effigie d’un simili-douanier-Rousseau traînait comme pour des noces funèbres, laissant s’onduler dans les racines et glisser sur la mosaïque le serpent dessiné dans la jungle naïve de son tissu… Mais ne serait-ce pas notre efficace ouvrier communiste ? Venez-vous pour la énième fois réclamer le salaire de votre vol ? Oh, mais c’est que je l’ai fait pleurer ? C’est fragile , ces petites bestioles…

Comme si des yeux lui sortaient de la nuque et que son cou était un fauteuil à tournico sur lequel s’asseyait son visage torturé, elle pivota violemment vers Lala et lui tint à peu près ces paroles :

- Eh toi, pute ! Qui es-tu ? D’où te permets-tu de venir chaque soir polluer ma buvette avec tes jambes pâles et fines de catin bulgare ? D’où amènes-tu le péché de luxure dans mon humble Pissotière ? (Son bras droit sortit du peignoir et s’allongea de quelques mètres pour saisir le verre vide de Lala qu’elle renifla avec dégoût avant de le jeter au sol dans une explosion de flamme.) D’où introduis-tu tes recettes de potion maléfique dans mon établissement ? (Elle pivota de nouveau.) Popolo !

-Oui, madame Globbs ?

- C’est l’heure ! Nous ferm.

Sans avoir eu le temps de clore l’injonction devinée, Madame Globbs s’écroula au sol, le crâne fendu ruisselant de liquide verdâtre et d’invectives odieuses pré-écrites. Procastin, le sourire naïvement satisfait et, fidèle à lui-même, sans notion de la gravité de la situation, venait spontanément de planter le couteau à citrons verts dans le citron de la vieille et riche propriétaire. Il regarda Ravach, transpirant, et lui dit :

-Allez… On reste encore une heure et après, on rentre…

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Rocambolesque Cavale

EXTRAIT 2

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