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romances & bouts d'histoires

EXTRAIT 1

Les Petites âmes de Zourlecques

CHAPITRE UN

                    Le bout du bout de la voie ferrée. C’est là qu’on vit. On ne sait pas pourquoi elle s’arrête là. Les trains n’ont peut-être jamais eu envie d’aller plus loin parce qu’il n’y a rien, plus loin. Que des collines et des arbres et des moutons qui n’ont pas besoin d’eux.

Les gens disent cimetière de voitures ou casse, casse à carcasses, décharge à caisses. En vrai, même s'ils ne se le disent pas trop, c'est chez nous, un vrai chez nous avec les grillages, déglingués pour les issues de secours, qui font le tour et la grande barrière, c’est la porte. Les bagnoles, c’est les pièces. Une camionnette pour salon. Une nevada aux banquettes allongées pour faire l’amour, elles ne servent pas beaucoup mais on a prévu, des vieux wagons salles à manger, l'entre tout ça, cours et terrasses, et, à chaque nouvelle carcasse qui arrive, notre maison s’agrandit toute seule. Enfin quasi.

C’est la plus grande maison de Zourlecques et c’est à nous. Mais pas seulement, on partage.

Y a aussi le gardien. Et des chats. Ils tirent la tronche, les matous. Ou ils boitent. Parfois, y a des petiots. Ils leur arrivent de disparaître. Les pneus des voitures vivantes. La maladie. La mort aux rats. L'aventure. Les gamins allergiques. Le toit glissant. Les femelles sont très miaulantes en ce moment.

Et y a Monsieur Palot.

Il est vieux, monsieur Palot, je ne sais pas exactement son âge. Peut-être plus de cent ans. C’est Agathe qui dit ça. Il dort dans une Renault express, toute défoncée à l’avant. Le capot lui sert de frigo et les banquettes de lit. Le gardien dit que c’est plus confortable que si c’était l’inverse. Je ne crois pas qu’il ait plus de cent ans. Ce n’est pas possible de vivre si longtemps quand on dort dans une carcasse de bagnole. Le gardien m’a expliqué que ce serait dégueulasse et de l’injustice pour les gens comme lui, les gens qui triment pour acheter l’hygiène.

C’est vrai, qu’il râlait, pourquoi on se casserait le cul à bosser alors qu’on peut devenir centenaire à rien foutre dans une décharge ? Je vais t’le dire, p’tit gars, l’hygiène de vie… Là, Bertrand, qu’on surnomme aussi « Beber » ou « Gros cochon » ou, mais plus rare, « Tartiflette » l’avait coupé parce qu’il ne savait pas ce que c’était, l’hygiène de vie alors le gardien, en lui remontant ses bretelles d’écolier de buisson, lui avait dit que ça servait à devenir le plus vieux possible grâce au propre, au net, au sain et au beau, et que, comme Monsieur Palot n’avait ni ça ni ça ni ça ni ça et bah il ne pouvait pas avoir plus de cent ans. Ca avait l'air foutrement chiant, l'hygiène de vie.

Je ne peux pas parler de Beber avant de parler de Sissou. C’est ma tribu. Sissou, donc. Mon pote. Mon best pote. On fait toujours équipe. Je le connais depuis perpette. Depuis que je suis né, en fait. Il était là quand je suis sorti du chou de ma mère, tiré par une ventouse qui me faisait une tête de poire, et il l’a vu mourir. Je sais pas comment il se rappelle de tout ça vu qu’il était tout petiot et que, en logique, à l’âge qu’il avait en ce temps-là, on n’a pas beaucoup de souvenirs. Il est un peu mytho sur les bords, Sissou, ça l’aide à se rappeler. Il a dit que maman criait fort, si fort que les voisins, monsieur et madame Zigzago, avaient enregistré leur série d'ambulanciers car ils confondaient la vie vraie et la télé. Ils racontaient ça pendant la veillée funéraire de ma mère et aussi que, grâce aux hurlements de sa mort, ils avaient pour la première fois apprécié le goût de leur soupe à l'oseille. Le père de Sissou s'était mis à se marrer, debout devant ma maman froide. Et mon père, à côté, aussi. Doucement, plus fort, encore plus fort et après, craquage : tout ce qu'il avait rigolé, il l'a chialé en se cachant la tête d'une main et en serrant l'avant bras de maman de l'autre. Les zigzagos, c’était des cons. Lui, un méchant con et elle, une par alliance qu'a pas eu le choix. La méchanceté, c'est une m.s.t. C'est quoi une m.s.t, Sissou ? Ta bite se transforme en champignon et dès que quelque chose la touche, ça devient un champignon aussi, des fois vénéneux.

Le mari, il est toujours saoul et on le voit passer tous les soirs quand on fume notre clope, avec Sissou, assis comme des chats sur le châssis du chien-assis de sa chambre. On clope la fenêtre ouverte pour pas que sa mère sache. Mais elle sait, sûr qu’elle sait ! vu qu’on pue le tabac froid de la bouche, quasi autant que le gardien, mais comme lui, c’est du brun, y a un vrai parfum d’homme en plus. Il fait nuit quand il rentre, le voisin, sur sa bicyclette, pépère, rond comme une queue de pelle, zigzaguant, à moitié exprès pour faire peur aux chats, et sa bonne femme, elle l’attend, assise sur le paillasson pour l’engueuler, le portable dans la main. De temps en temps, elle s'endort et chaque fois, quand elle se réveille, son téléphone a disparu. Le lendemain, elle en rachète un, un plus beau, un plus neuf, un plus moderne mais son homme, il est toujours trop torché pour appuyer sur les bonnes touches des messages qui rassurent et trop vaillant pour que ce soit les flics qui la préviennent qu'il est mort dans le fossé. La seule chose qui la console, elle a le record des points fidélité au magazouigue.

Des fois, quand il rentre, ça cogne mais après, d’un coup net, ça se calme comme un arc en ciel. C’est parce qu’il zigzague sur son vélo tout pourri qu’ils sont devenus monsieur et madame Zigzago. Elle, elle y pouvait rien, la pov, mais c’était leur surnom dans tout Zourlecques.

Il est plus grand que moi, Sissou. Une tête et un chouya de plus. Mais il a quinze ans, c’est normal; c’est l’âge où les profs de sport mettent le plus de truc dans les bouteilles d'eau pour améliorer le niveau de leurs élèves aux exams et être mieux noté par les inspecteurs. Il m’apprend plein de trucs. On a fumé dans le champ de maïs. Bouba est allé acheter les clopes. Nous, on est trop petiots. Bouba a le même âge mais le gros du tabac, avec sa protubérance au sboub, il rêve toutes les nuits que des noirs viennent le braquer alors il rechigne pas. On s'est branlé ensemble sur une tartine nutellée qu'on a fait bouffer à P'tit Lou. Dans notre bande, c’est Sissou le chef. Et après, juste après, en deuxième, c’est moi. Je suis super respecté. Sissou, si quelqu’un vient me chercher la merde, il lui pète les dents cash. Ou il en perd. Il mange ses crottes de nez en toute discréditation. C’est mon frère. Il lit de la poésie. Ses préférés, c’est son père qu’il lui a offert les bouquins, c’est de la poésie de cul et de dynamite et de gros mots qui n’aiment pas les flics. Il me lit des fois des trucs et d’abord, ça me saoule parce que je préfère quand on va faire les cons mais dès qu’il commence à dire les mots, ça me botte bien. Même quand je pige que dalle. Il est blond et moi, brun. Il est grand et comme un coton tige et moi, une petite boule. J’aimerais bien ne plus avoir ma coupe au bol mais ma mère, elle aime et elle paye le coiffeur. Il dit qu’il sera aventurier comme dans ses poésies où on se barre à l’arrache sans une thune. Il dit qu’il y a un autre bout à la voie ferrée. Super loin.

C’est là-bas qu’il veut aller avec Agathe. Alors je lui réponds : t’auras qu’à aller là-bas si tu veux mais Agathe, elle va rester avec moi, je vais nous construire une cabane dans les collines et on mangera des légumes avec du mouton grillé. N'importe quoi ! Si ! Tu rêves ! Va te faire tondre avec ton mouton grillé ! Alors on arrète le tac au tac du rentre-dedans verbil et on se bastonne à coup de ce qu’on a sous la main, un livre, une chaise, un coussin, et des fois, nos poings. Ça veut dire qu’on a rien sous la main. Après on se fait la gueule, longtemps ou pas longtemps; ça dépend de notre arme de combat et du mal qu’on s’est fait avec. Mais les pires maraves, c’est pas à base de prunes dans la tronche ni de coups de pompes à vélo dans le dos, nan, ça c’est quechi à côté de ce que la mère de Sissou appelle « Le coup de la glacière». Au fond, qu’elle raconte, tout est gelé, on ne peut plus parler, plus respirer, plus sentir et c'est chaud pour réchauffer. Après, elle a parlé d'un téléphone rouge mais Sissou dit qu’elle prenait beaucoup de L.S.D quand elle était à l’âge où les femmes veulent être libres.

Quand ma mère est morte, je suis allé vivre chez lui. C’est pour ça que c’est un peu vraiment mon frère. C’est mon père qui a demandé parce qu’il ne savait pas s’occuper de moi tout seul et qu’il avait pas le temps à cause du travail. Y a des métiers qui sont hyper fatigants et où on doit se fatiguer dix fois plus longtemps que les métiers pas fatigants pour avoir le même salaire. Sissou et moi, on comprend pô de balle au monde des grands et du travail et des sous.

C’était la Ddasch, le truc qui fabrique des sales gosses, ou aller vivre chez Sissou, où on le devenait déjà, sale gosse. C’est le gardien qui nous insultait. Mon père, il dit qu’à la Ddasch, c’est des enculés. Il le sait, il a été, ça s'appelait l'assistance qu'il m'a raconté et, comme dans les taules, il vaut mieux être pote avec les caïds que lèche-culs avec les zotos rités, question de dignité de la langue et de la nusse. J'ai pas trop compris.

La mère de Sissou, elle est bonniche. Il me corrige: femme de ménage, enfoiré ! Mais j’ai toujours appris « bonniche » pour ce mot-là, c’est automastique. Alors il me fout une beigne, une petite beigne d’ami. J’ai jamais mal. Son père, il est professeur de piano. En général, les profs, à part quelques zigotos rigolos qui marchent à l'envers sur leur tête et quelques pépettes sans soutien gorges qui ont l'ensoclypédie dans le décoltif, c’est des gros cons qui lèchent le cul des longues études avec leurs langues de comères ciaux mais y a pas à dire, lui, le piano, c’est pas pareil. Il a de la chance, Sissou, même si pour lui son daron préfère son piano à son fils. Y a toujours de la musique chez lui. La maman de Sissou l’engueule souvent, son père, parce qu’ils roulent pas sur l’or et qu’il est trop gentil avec ses élèves. Il dit: tes parents me paieront quand Dick sera passé ! Alors l’élève demande: C’est qui, Dick ? Et le père de Sissou répond: Le mari de Anne ! Et l’élève, avec un l'air con d'un enfant de choeur devant sa giclette, lui demande : Mais c’est qui Anne ? Le frère de Paul, eh gamin ! On vous apprend quoi à l’école ?

Anne Péheuu, Dick Cassez et Paul Amploa, c’était des connaissances à quasi tout le monde dans Zourlecques mais ils passaient en coup de vent et c’était très dur de les garder pour bouffer. Du coup, les cours de piano étaient soldés pour les tchomômes de Zourlecques ; On peut pas réserver la musique aux petits gominés du seizième carreau, qu’il ronchonnait comme un refrain : d’autant qu’ils jouent comme des bons écoliers et pour la musique, il suffit pas d'être bien coiffé, de refiler les bons de réduction de la boutique de papa ou d'apprendre ses leçons !

De toute façon, il préfère jouer tout seul. Saperlipipotte, c’est du beau ! Quand il en a marre des fausses notes, il crie sur l’élève: dégage ! et il pose ses mains sur les touches. Et là, c’est comme la magie. Des fois, en le regardant, je crois qu’il est sur une autre planète.

Mon père à moi, il est maçon. Il a construit plus d’un quart de Zourlecques avec des arabes. Ils ont fait tout ce qu’on leur a demandé avec des nacelles où même Batman laisserait le monde dans la merde, des gros parpaings gris et il a trouvé ça super moche en posant l'enduit et les derniers joints. Mais on s’en fout pas mal de la vie d‘euh, de l’avis des gens du terrain. Toujours en pas bon français. Même s’ils commençaient tous à plus se rappeler les mots arabes que ceux de la colère. Là, ça revenait toujours. Le père de Sissou dit que l’amour et la colère, ça se fait toujours dans la langue maternelle. Il paraît que dans le cerveau, plus on met une autre langue, plus celle de la naissance va se nicher dans le coeur, voilà l’amour, et dans les tripes, c’est la colère. Mon père dit que les décideurs, ils sont jamais du terrain. S'ils se doutaient qu'ils allaient être parqués dans ces tours et que ça allait être si dur d'en sortir, même après des dicénnies.

Ces gros trucs pas beaux qui vont jusqu’au ciel, c’est mon père. Son oeuvre, qu’il dit. Il n’avait pas rencontré maman encore et il vivait dans une petite chambre dans le dix-neuvième carreau de Lutâmes. Pas loin d’un canal aussi. Avant, c'était tranquille. On rêglait nos affaires avec l'eau de la Beurke et puis Lutâmes est devenu comme un musée où il fallait que ce soit comme l'hygiène de vie, net, sain, propre, beau. Chiant quoi. Tout est cher tey. Les marchés aux légumes, on dirait qu'il les font venir d'une autre planète, qu'elle dit, la Mère de Sissou avec le prix de l'import.

Il a des grosses mains, mon père. C’est le seul avantage. Ils font la paire, le père de Sissou et le mien. Un peu comme dans les films d’action des amerloques: le costaud comme Brice Willus, mon père, et le gars qui fait les plans, comme Jack Henman. Quand il y a une baston, au bistrot, il latte tout le monde. Alors moi, évidemment, je crie: Vas-y, Pa ! Nique-les ! Et il les nique. On est rien sans un public. Le père de Sissou me traite de pom-pom-girl. Et Sissou se marre. Arrête de rigoler, que je le menace, le poing dans le nuage, où je te fous une patate ! Tels pères, tels fils ! dit toujours le gardien de la casse. Ce que je comprends pas, au bistrot, après une baston, c’est que les dodém, les dédogea, les dé-dom-ma-ge-ments ! C’est toujours celui qui a gagné qui doit les régler… C’est nul. Y a des gars, ils se laissent tabasser exprès pour pas payer les tables et les verres et les chaises pétés. Les bouteilles aussi. Les vides seulement.

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